hédo manuel
Image JF Muller
Karl Kraus nous offre une sorte de manuel du parfait
combattant contre la domination symbolique. Il a été un des premiers à
comprendre en pratique la forme de violence symbolique qui s’exerce sur les
esprits en manipulant les structures cognitives. Il est aussi l’inventeur d’une
technique d’intervention sociologique. À la différence de tel pseudo-artiste
qui prétend faire de l’« art sociologique », alors qu’il n’est ni
artiste ni sociologue, Kraus est un « artiste sociologique », au sens
où ses actes sont des interventions sociologiques, c’est-à-dire des
« actions expérimentales » visant à amener des propriétés ou des
tendances cachées du champ intellectuel à se révéler, à se dévoiler, à se
démasquer. C’est là aussi l’effet de certaines conjonctures historiques, qui
conduisent certains personnages à trahir au grand jour ce que leurs actes et
surtout leurs écrits antérieurs ne dévoilaient que sous une forme hautement
voilée – je pense par exemple à Heidegger et son discours de rectorat. Kraus
veut faire tomber les masques sans attendre le secours des événements
historiques. Pour cela, il a recours à la « provocation », qui pousse
à la faute ou au crime. La vertu de la provocation est qu’elle donne la
possibilité d’« anticiper », en rendant immédiatement visible ce que
seules l’intuition ou la connaissance permettent de pressentir : le fait
que les soumissions et les conformismes ordinaires des situations ordinaires
annoncent les soumissions extraordinaires des situations extraordinaires.
2Je pense par exemple aux fausses pétitions,
véritables happenings sociologiques qui permettent de vérifier des lois
sociologiques. Kraus a fabriqué une fausse pétition pacifiste, sur laquelle il
apposa des signatures de gens sympathiques, réellement pacifistes, et des
signatures d’anciens militaristes récemment convertis au pacifisme. (Imaginez
un peu ce que ça pourrait donner aujourd’hui avec des révolutionnaires de
Mai 68 convertis au néolibéralisme.) Seuls les pacifistes protestent
contre l’utilisation de leur nom tandis que les autres ne disent rien parce
que, évidemment, ça leur permet de faire rétrospectivement ce qu’ils n’ont pas
fait quand ils auraient dû le faire. C’est de la sociologie
expérimentale !
3Kraus dégage un certain nombre de propositions
sociologiques qui sont en même temps des propositions morales. (Et je récuse
ici l’alternative du descriptif et du prescriptif.) Il a horreur des bonnes
causes et de ceux qui en tirent profit : c’est un signe, à mon avis, de
santé morale d’être furieux contre ceux qui signent des pétitions
symboliquement rentables. Kraus dénonce ce que la tradition appelle le
pharisaïsme. Par exemple le révolutionarisme des littérateurs opportunistes
dont il montre qu’il n’est que l’équivalent du patriotisme et de l’exaltation
du sentiment national d’une autre époque. […]
4Si nous nous retrouvons évidemment dans Kraus, c’est
qu’en grande partie les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et que les
phénomènes observés par Kraus ont leur équivalent aujourd’hui.
Pierre Bourdieu, « Karl Kraus
selon Pierre Bourdieu », revue Agone, 35-36 | 2006, [En
ligne], mis en ligne le 15 septembre 2008. URL :
http://revueagone.revues.org/519. Consulté le 21 janvier 2011.