Des productions de l’esprit dans les différents âges.
Réception de M. de
Saint-Lambert DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE PARIS LE LOUVRE M. de
Saint-Lambert, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée
vacante par la mort de M. l’abbé Trublet, y est venu prendre séance le 23
juin 1770, et a prononcé le discours qui suit : Des productions de l’esprit dans les différents âges. messieurs, Les
hommes dont les ouvrages honorent la Nation Les
hommes célèbres seraient à plaindre, s’ils n’étaient consolés par l’amitié,
des critiques qui les calomnient, et des louanges qui les rabaissent. L’ami
qui s’associe à leurs peines, qui leur fait prévoir et sentir la gloire, qui
les excite à faire de nouveaux présens au siècle qu’ils enrichissent, peut
mériter de partager leurs honneurs. M. l’abbé
Trublet fut digne par ses ouvrages d’être admis dans une société composée
d’hommes illustres ; mais en l’honorant de votre choix, vous
récompensiez en lui l’homme de mérite et l’ami de M. de Fontenelle. Avec
un esprit fin, pénétrant, exact, M. l’abbé Trublet observait le
caractère, l’esprit, le goût, le ton de son siècle : Ce talent rare est
nécessaire pour avancer la philosophie des mœurs ; il faut des faits,
des observations à la morale, comme à l’étude de la nature. C’est d’après les
expériences qu’on connaît l’homme et l’univers. M. l’abbé
Trublet a enrichi le public de ses excellentes observations ; il savait
encore choisir et recueillir les observations des hommes célèbres avec
lesquels il a vécu. Ce travail était ennobli par son objet ; l’auteur
voulait être utile. Ce
but si noble est longtemps ignoré des hommes qui cultivent les lettres,
lorsqu’elles renaissent chez des peuples barbares qui ont perdu l’énergie et
la simplicité sensée des nations sauvages. Chez ces derniers, la poésie et
l’éloquence peuvent avoir de la force et de grands objets. Ces hommes, qui ne
connaissent encore ni les règles ni les lois, sont inspirés par l’admiration,
par la passion noble de graver dans les cœurs l’image des belles actions, les
vérités utiles. Les chants des Bardes, des premiers Grecs et des Scandinaves,
ne sont que l’expression de la nature ; mais les chants, les discours de
ces hommes indépendants, qui ne parlaient qu’à leurs égaux, sont souvent
sublimes. Chez
des peuples barbares, c’est-à-dire, qui obéissent à de mauvaises lois, les
hommes sont partagés en deux classes, celle des esclaves et celle des
tyrans ; les uns sont abrutis sous le poids de leurs fers, et les autres
sont endurcis par l’habitude d’opprimer. Ceux-là manquent de l’énergie qui
donne de la force aux ouvrages, et ceux-ci du sentiment qui en fait le
charme. Les uns ne sont pas dignes de chercher, et les autres d’entendre la
vérité. S’il
naît chez ce peuple un homme de génie, le désir d’être utile n’élève pas son
cœur, l’espérance de la gloire n’étend pas ses vues, elles sont bornées comme
ses desseins. Il remplace les vraies beautés par des ornements de fantaisie,
parce qu’il ignore la belle nature, qui n’est sentie ni des esclaves ni des
tyrans. Lorsque
les sauvages du Nord laissèrent respirer l’Europe dévastée, et que le
gouvernement féodal fut établi sur les ruines de la liberté et des arts, les
Seigneurs, dans leurs cours pauvres et barbares, connurent l’ennui et le
besoin d’être flattés ; les tournois et les jeux ne remplissaient pas le
vide de leur jours. On eut des romans pleins d’un merveilleux absurde, des
histoires dictées par l’envie de tromper et par la passion d’étonner ;
on eut des vers sans âme, sans harmonie, sans idée ; la licence et la
superstition régnaient ensemble dans les mêmes ouvrages ; la galanterie
y répandait ses formes, ses petites pensées et ses exagérations. Les
belles-lettres s’appelaient alors la science gaie, non qu’elles inspirassent
la gaieté, mais parce qu’elles avoient le mérite de ne pas instruire :
tous les auteurs avoient le même style et la même manière. Lorsque François 1er
fit briller l’aurore du goût, la lecture des anciens et l’exemple de l’Italie
n’apprirent pas aux françois à traiter les sujets nobles. Saint-Gelais et
Marot chantaient du même ton les plaisirs et les héros ; le seul
françois qui osa penser n’osait instruire, et prit pour plaire le masque d’un
bouffon. Lorsque
Catherine de Médicis apporta en France l’amour des lettres et la
considération pour ceux qui les cultivent, elle n’y put inspirer ces
sentiments, et sans doute elle les perdit elle-même. Les Jodelles, les
Hardis, les Garnier, ne pouvaient plaire à une Princesse accoutumée aux Muses
de Florence. Les uns fardaient grossièrement la nature ; d’autres
copiaient servilement. L’indécence et les mauvaises mœurs avilissaient ces
productions sans génie. Montagne qui, pour ainsi dire, avait été élevé dans
l’ancienne Rome et dans Athènes, Montagne qui, par son éducation était
étranger à sa nation et à son siècle, fut le premier françois qui mit de la
raison dans ses ouvrages. Balzac et Voiture, qui le suivaient, n’eurent pas
comme lui le don de penser. L’un étonna par des idées gigantesques revêtues
d’un style emphatique ; l’autre par l’abondance de ses plaisanteries,
auxquelles il manquait de la noblesse et de la gaîté. Le
grand homme qui devant la
Rochelle la Hollande la Monarchie Il
vous institua, Messieurs, pour hâter les progrès du goût, parce que les
lettres ne sont utiles que lorsque le goût est perfectionné. Alors, par le
choix des sujets et par la manière dont ils sont traités, les ouvrages du
génie dirigent l’opinion et influent sur les mœurs. Quelle
lumière ne répandit pas sur la littérature une société d’hommes savants,
éclairés l’un par l’autre, qui discutaient entre eux le mérite des différents
genres, et les beautés qui leur sont propres, la méthode qu’il faut dans les
ouvrages de raisonnement, et l’ordre qui convient aux ouvrages
d’imagination ; qui examinaient quels sont les sujets les plus heureux,
et ceux qui demandent plus de talents ; quels caractères intéressent,
quels sont ceux qui ne font qu’étonner ; comment ils contrastent sans
affectation ; quelle sorte de merveilleux plaît aux hommes
raisonnables ; quels tours sont admis dans un genre et rejetés d’un
autre ? N’est-ce pas à ces conversations que la France Répandre
le bon goût, Messieurs, c’est apprendre à l’homme à sentir sa perfection et à
l’augmenter ; c’est lui apprendre à jouir des plaisirs qui élèvent
l’âme, et à dédaigner ceux qui l’abaissent. Eh ! combien la perfection
du goût ne demande-t-elle par la connaissance de l’homme, de ses passions,
des causes de ses plaisirs ! Combien le bon goût ne tient-il pas à
l’amour de l’ordre et au sentiment délicat de la décence ? Former le
goût, c’est éclairer l’esprit, c’est épurer les mœurs, c’est disposer les
nations à se pénétrer des sentiments vertueux répandus dans les ouvrages de
génie. Les lumières de l’Académie et les premiers essais de Corneille
préparoient aux grandes beautés de Corneille même, et aux chef-d’œuvres de
son rival. La France la Bruyère La Fontaine La Fontaine Tel
a été, Messieurs, le caractère des lettres dans leur second âge. Elles ont
dirigé, adouci, ennobli les mœurs sous le règne d’un Roi digne de donner son
nom au plus beau des siècles, parce qu’il a su faire usage des talents si
communs dans ce siècle, parce qu’il est plusieurs de ces talens qu’il a fait
naître, parce qu’il a aimé les lettres avec discernement ; parce qu’il a
aimé l’ordre, la décence, la gloire de la nation et la sienne, et que si ses
courtisans l’ont quelquefois égaré, ils n’ont jamais pu le corrompre. Tant
de chef-d’œuvres où les lecteurs trouvaient des plaisirs et des instructions
salutaires, ce charme invincible attaché à tout ce qui porte le caractère du
génie et du goût, occupaient la nation des ouvrages des grands hommes :
leurs pensées, fortes et profondes, forçaient les lecteurs à penser. Les
succès des Poètes et des Orateurs, en donnant le désir de les suivre, ôtoient
l’espérance de les atteindre. On cherchait par quelle suite de réflexions ou
par quel don de la nature ils étaient parvenus au sublime. Ces recherches
étaient une source de raisonnement et de découvertes. Les lettres prenaient
insensiblement un nouveau caractère ; elles avoient un nouveau genre
d’utilité. Le talent de discuter l’homme et de le régler, vint se placer à
côté du talent de l’inspirer et de le peindre : c’est ainsi, Messieurs,
que commençait le troisième âge des lettres et le siècle de la philosophie. Quels
services ne lui a pas rendus une société qui s’occupe du soin de
perfectionner la langue ? Entrez sous le portique célèbre de
Zénon ; parcourez les allées sombres du Lycée, et voyez une foule
d’hommes de génie divisés par les mots seuls, défendre l’un contre l’autre
les mêmes opinions ; voyez-les donner des mots pour des pensées, et
couvrir sous l’obscurité du langage la partie faible d’un système.
Hélas ! ce même abus des mots introduit des sens contraires dans les
traités, dans les dogmes religieux et dans les lois : la discorde, les cris
de la dispute et les charlatans, éloignent de la terre la paix et la vérité
jusqu’à ce moment où les hommes s’imposent d’attacher un sens fixe aux signes
de leurs idées. Votre Dictionnaire, qui est un recueil de définitions, devait
faire disparaître les notions confuses et indéterminées, les querelles
ridicules et sanglantes, le tumulte de l’école, la vaine subtilité, les
sophismes, la fausse éloquence. La
France Secondée
par vous, Messieurs, la raison a fait des progrès qui l’étonnent elle-même.
Vous avez fait naître une métaphysique plus simple, et, pour ainsi dire,
expérimentale, qui succède aux idées vagues des anciens. Nous avions sur
l’entendement humain des mots et des systèmes, et l’un de vous nous en a
donné l’analyse. Elle
doit servi de base à une morale plus lumineuse qui, à son tour, répandra des
lumières sur l’art de conduire les hommes, et sur les principes des
beaux-arts. Vous
avez vu dans un discours que Bacon eût admiré, l’origine des Sciences, la
chaîne qui les lie, le caractère de chacune d’elles, les avantages qu’elle
procure, le génie qu’elle demande. Vous
avez aimé ce guide du genre humain, ce législateur des hommes, cité aujourd’hui
dans les assemblées des peuples libres, et dans les conseils des Rois, et de
qui les uns et les autres peuvent apprendre leurs droits et leurs devoirs. Vous
admirez, vous aimez le plus grand Poète de ce siècle. Il doit votre hommage
et celui des Nations à l’harmonie et à l’éloquence de ses vers, mais plus
encore à sa philosophie et au talent divin d’inspirer cette humanité qui, à
mesure que les hommes s’éclairent, devient la première des vertus. C’est
dans ce siècle, Messieurs, qu’une critique savante s’est unie à la science
des faits. Lorsqu’à la renaissance des lettres on remua les décombres de
l’antiquité, chaque morceau des ruines parut un monument : l’erreur
appuya l’erreur, et les faits altérés étayèrent de fausses opinions. Mais si,
dans l’enfance des hommes et des Nations, les opinions et les faits sont
reçus avec crédulité, il est pour les Nations et pour les hommes un âge mûr
où le vrai seul est admis. Cet
esprit de critique, ces nouvelles lumières, ont changé l’histoire. Si elle ne
doit pas être un recueil de dates, de noms, d’intrigues, de combats peu
importants, de portraits imaginaires, elle vient de naître. On doit à
plusieurs d’entre vous des histoires particulières et générales, où ce qui
intéresse les hommes n’est plus oublié. On peut y connaître les climats, les
productions, l’industrie, les institutions civiles et religieuses, les arts
et les mœurs des Nations. Les historiens ne sont plus des témoins prévenus,
ils sont des juges, et l’histoire, qui n’était que l’école des ambitieux,
devient celle des hommes d’état. Ces
ouvrages du premier ordre, écrits avec les charmes du style, ont augmenté
dans la nation l’amour des connaissances : déjà instruite, elle a
cherché à s’instruire encore, le commerce, les finances, l’industrie
intérieure, la guerre, la jurisprudence, toutes les sciences qui influent
immédiatement sur nos destinées, ont fait des pas vers la perfection. La France Voilà,
Messieurs, comment les Rois méritent la gloire ; et c’est la philosophie
qui en donne aux hommes une juste idée. Chez des peuples barbares encore, la
gloire est accordée à ce qui n’est que difficile ou extraordinaire ;
chez des peuples instruits, elle s’obtient par des actions, des lois, ou des
ouvrages utiles. Elle est chez les premiers l’expression de l’étonnement
universel ; elle est chez les seconds le cri de la reconnaissance. C’est-là,
Messieurs, la gloire dont vous inspirez l’amour, vous en faites jouir ceux
qui célèbrent dignement les Rois sages, les ministres citoyens, les héros qui
ont défendu la patrie, les philosophes qui l’ont éclairée, les poètes qui, en
l’instruisant, en ont fait les délices. Vous avez fixé les premiers regards
de la jeunesse sur le caractère des grands hommes. C’est en les chantant que
le génie naissant essaye de plaire. Avec quels applaudissements n’avez-vous
pas vu se placer parmi vous un homme digne, par ses mœurs et son éloquence,
d’être le panégyriste des grands talens et des vertus ? Quelle
émulation cette institution sublime ne doit-elle pas exciter ? Quels
efforts ne doivent pas faire les citoyens, pour mériter de la patrie une
reconnoissance que vous rendez éternelle ? Vous voulez donc que d’âge en
âge la nation parle avec transport de ses bienfaiteurs ? Rois,
Ministres, Citoyens puissans, soyez justes, humains, fidèles à vos devoirs,
dévoué à l’état ; et nos derniers neveux, dans la postérité la plus
reculée, verseront des larmes d’admiration et d’amour, en se rappelant le
souvenir de vos vertus. Oui,
Messieurs, chercher, découvrir, inspirer des vérités utiles ; montrer
l’ordre dans sa beauté, la gloire dans sa splendeur ; faire aimer le
Prince, le travail et les lois : voilà les objets que vous vous
proposez, et voilà ce qui a mérité à la littérature françoise l’estime de
l’Europe entière. C’est la contrée où les Pythagores voyagent pour
s’instruire ; c’est ici l’Athènes où veulent être loués les Alexandres.
Les Souverains amis des hommes, les jeunes Princes qui se disposent à les
imiter, les Ministres qui veulent le bien, les Grands, les Magistrats qui
méritent l’estime universelle : voilà les hommes qui vous aiment. Ceux
qui peuvent craindre que vous ne déchiriez le voile qui couvre les abus
auxquels ils doivent leur existence ; les oiseaux de nuit qui veulent
poursuivre leur proie dans les ténébres ; l’envie décorée et
puissante ; la vanité s’indignant que des titres soient éclipsés par la
gloire ; des grands qui craignent d’entendre la voix de la
postérité ; des littérateurs obscurs qui veulent profaner le temple où
l’on ne reçoit point leurs hommages ; des esprits secs, incapables de
sentir les charmes que l’harmonie et les graces prêtent à la vérité ;
des hommes qui semblent se dévouer à la haine du vrai et du beau ; tous
ceux enfin qui par état, par caractère, ou par les circonstances, sont les
ennemis du genre humain : voilà vos ennemis ! Ils
vous supposent des vues et des idées que condamnent votre conduite et vos
ouvrages ; ils vous attribuent je ne sais quel système chimérique
d’égalité, et l’amour d’une indépendance absurde qui ne s’allie pas même avec
l’amour de la liberté. Ils chargent le corps entier de la littérature de la
licence de quelques littérateurs ; ils attachent le nom des hommes
célèbres à des productions indignes du talent. Les uns voudroient borner les
lettres aux genres les plus frivoles ; d’autres voudroient les faire
regarder comme un vain luxe ; tous affectent de confondre le chant des
muses et celui des syrènes. Mais
l’auguste maison qui a fait, en faveur des lettres, tant d’établissements
dont l’Europe lui rend grâces, protégera dans leurs progrès ces lettres que
sa protection a fait naître ; et c’est ainsi que nos Rois ajouteront au
titre de pères de leur sujets, celui de bienfaiteurs du genre humain. Ce
jeune Prince dont l’auguste mariage promet à la France |